L’histoire de l’abbaye
Nichée au creux de son vallon, l’abbaye de Sénanque nous offre une vision unique de l’art roman en Provence.
Du haut de son petit clocher de lauzes, affrontant bravement depuis 900 ans les assauts d’un mistral peu aimable, l’abbaye témoigne d’une histoire à l’image des hommes qui l’ont fondé et habité. Des hommes qui ont consacré leur vie à la prière et pour qui l’abbaye protectrice offre encore aujourd’hui, un coeur à coeur avec Dieu.
« Sénanque, longtemps oubliée dans sa solitude, conservée par miracle, est une relique du Moyen-Age. » M. Montrond ( 1858 )
La fondation
L’abbaye de Sénanque est fondée le 9 des calendes de juillet 1148 (23 juin), par une communauté de moines cisterciens venus de Mazan (Ardèche), en un temps où la France extrait plus de pierre à bâtir que sur toute la période de l’ancienne Egypte. Notre-Dame de Sénanque est ainsi la quatrième abbaye cistercienne fondée en Provence, après Aiguebelle, Silvacane et Le Thoronet.
L’abbaye appartient à un ordre monastique puissant, porté par l’aura de Saint Bernard.
Au moment de la fondation de Sénanque, les cisterciens comptent plus de trois cent cinquante abbayes d’hommes réparties dans toute l’Europe. Ils s’appuient sur une solide organisation et ont su développer une architecture aux lignes douces et pures, aux proportions humaines. Sobre et dépouillée, où l’invisible devient visible, où rien ne détourne le moine de sa prière continuelle.
A Sénanque, la communauté prend possession d’un étroit vallon d’1 km de long et de seulement 300 m de large, mais l’emplacement correspond parfaitement aux prescriptions de l’ordre qui précisent : « on ne doit construire aucun monastère dans les villes, les bourgs et les domaines ruraux » (chap. 9 de la Summa Cartae Caritatis).
La vallée de Sénanque offre ainsi tous les matériaux nécessaires à sa construction, comme la pierre et le bois. Elle est isolée, possède des terres cultivables, des pâturages et surtout un cours d’eau : la Sénancole.
Au XIIème siècle le climat, frais et pluvieux, est différent d’aujourd’hui : la Sénancole suffit largement aux besoins des moines fondateurs. Témoin de cette force passée de la Sénancole : l’appareillage qui a permis d’endiguer son cours est encore visible en plusieurs endroits de la vallée.
De cette particularité, l’abbaye tire vraisemblablement son nom : Sana Aqua (eau saine).
La construction de l’abbaye débute entre les années 1160 et 1165, période où l’art roman domine encore l’architecture des moines bâtisseurs.
Plusieurs campagnes de travaux sont nécessaires à son édification.
En 1178, le choeur et le transept de l’église sont construits. Entre 1185 et 1200, l’abbatiale ainsi que l’aile des moines comprenant la salle du chapitre, la sacristie et le chauffoir sont achevés. Le réfectoire et les latrines sont bâtis entre 1200 et 1210, tout comme les galeries Nord et Est du cloître.
La dernière campagne de travaux débute en 1215 avec la construction de l’aile Sud et le bâtiment des Frères convers.
L’abbaye est achevée en 1220, après 60 ans de travaux, au moment où débute à Amiens le chantier de la plus grande cathédrale jamais bâtie au Moyen-Age et où le gothique rayonnant s’impose.
L’âge d’or de l’Abbaye
Grâce aux nombreuses donations de la famille des Agoult Simiane de Gordes et des seigneurs de Venasque, l’abbaye de Sénanque prospère rapidement. Reconnaissants, les Frères de Sénanque acceptent que la dépouille de Geoffroy de Venasque repose dans l’église abbatiale. Son tombeau est toujours visible dans le transept Est.
Les XIIIème et XIVème siècles voient l’abbaye accroître son domaine, son pouvoir et son influence.
C’est l’apogée de Notre-Dame de Sénanque. L’abbaye possède quatre moulins, sept granges, un hôpital à Arles, plusieurs maisons à L’Isle sur la Sorgue, Cavaillon, Carpentras, Marseille, une ferme à Maussane, un hospice à Pernes les Fontaines dont une rue conserve encore le nom de Sénanque. Du Mont Ventoux à Sisteron, les troupeaux de l’Abbaye ont droit de pâturage.
Témoin de sa richesse, l’abbaye de Sénanque jouit de vingt livres de poivre et de cannelle (8 kg) à prélever sur la ville de Buis les Baronnies et de dix livres d’épices (4 kg) la veille de Noël sur le port de Marseille. La communauté compte alors une quarantaine de Frères.
Le déclin
La situation de l’abbaye de Sénanque se dégrade au début du XVème siècle, à l’image du royaume de France et du comté de Provence.
La guerre de Cent Ans, les disettes, les épidémies frappent durement ce siècle sombre et meurtrier.
En cette période de troubles et de violences, le patrimoine de l’abbaye ne peut être conservé, les subsides s’effondrent, les vocations se tarissent. La communauté ne compte plus que trois Frères en 1439.
Dom Bérenger Borgarelli, abbé de Sénanque élu en 1444, décrit une situation catastrophique avec un monastère en ruine, des bâtiments détruits et des revenus au plus bas en raison des guerres civiles qui ravagent la région.
Prémices des guerres de religion, en 1544, une bande armée de vingt cinq Vaudois de Cabrières se révolte et attaque Sénanque.
La partie méridionale du monastère est incendiée, le réfectoire, le lavabo du cloître et le bâtiment des convers sont détruits, les archives brûlées. Les douze moines de Sénanque auraient été pendus.
A cette période troublée se rajoutent les épidémies de peste noire qui déciment près de la moitié de la population.
En 1781, lorsque le dernier moine de Sénanque meurt, Dom Dreux, prieur du Thoronet, occupe la fonction d’administrateur mais ne réside pas à l’abbaye. Il accueille en mai 1790 les révolutionnaires qui dressent l’inventaire des biens.
L’abbaye est fouillée, le tombeau de Geoffroy de Venasque ouvert. L’enfeu du cloitre porte encore la marque du marteau qui l’a profané. Le chauffoir et le dortoir voient leurs dalles pillées tout comme l’église dont il manquait déjà une partie du dallage.
La croix qui couronne l’église est déposée, les trois cloches sont abattues, les armoiries du logis abbatial sont martelées.
Le 14 septembre 1791, l’abbaye est vendue pour 28 000 francs (moins de 60 000 euros).
Le renouveau
Au début du XIXème siècle, les idées les plus folles courent sur le sort de l’abbaye de Sénanque : de sa destruction pour tirer profit de la vente des pierres jusqu’à sa transformation en usine.
En 1854, une communauté de Frères se ré-installe à l’abbaye.
Le 29 Avril 1857, M. de Pluvinal, propriétaire privé de l’abbaye, accepte de céder son bien à la communauté monastique, représentée par son abbé Dom Barnouin. Celui-ci entreprend d’importants travaux de restauration. De nouveaux édifices voient le jour : un noviciat le long de la Sénancole, des bâtiments ateliers tout autour du logis abbatial, une hôtellerie parallèle à la façade sud de l’église abbatiale. Grâce à de nombreuses vocations, la communauté abrite rapidement 72 moines à Sénanque.
Au cours de cette même période, Jean Léonard (1815-1895), prêtre ordonné en 1839 à Nîmes, puis professeur de mathématiques au petit séminaire de Beaucaire, entre à l’abbaye de Sénanque et en devient le maître des novices.
Sa culture littéraire et scientifique, sa piété profonde et rayonnante font de lui un homme aimé de ses Frères, parmi lesquels il sème un véritable esprit de famille, cimenté par la prière. Devenu abbé de Fontfroide, l’abbaye rayonne comme foyer de charité, de lieu de retraite et d’accueil.
Les paroles et les écrits du Père Jean Léonard ont exercé une grande influence sur des personnalités comme Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Dom Chautard ou encore Saint Antoine Marie Claret. Son procès de béatification est en cours.
Le 5 novembre 1880, les gendarmes chassent les moines en vertu de la nouvelle loi contre les congrégations religieuses : la plupart des Frères se retirent à l’abbaye de Fontfroide ou rejoignent l’abbaye de Lérins. Trois moines sont autorisés à rester à Sénanque à la condition de reprendre l’habit séculier.
En 1882, l’abbaye est à nouveau vendue comme bien national pour 15 000 francs (moins de 60 000 euros).
Dès 1889, des moines se réinstallent dans l’abbaye sans que le propriétaire officiel ne s’y oppose. Au début du XXème siècle, les autorités réagissent à ce renouveau de la vie conventuelle : les moines sont chassés en 1903.
Durant cette période d’abandon l’abbaye est ouverte à tous les vents, en témoignent les nombreux graffitis qui ornent encore certains murs.
L’abbaye est à nouveau vendue le 27 juin 1905 et abrite désormais une exploitation agricole.
Dès cette époque, l’Etat tente toutefois de faire classer les parties les plus anciennes de l’abbaye, mais il faudra attendre le 17 mars 1921 pour qu’une partie de Sénanque soit inscrite aux Monuments Historiques.
En 1925, l’abbaye est revendue. Le nouveau propriétaire autorise en mai 1926, l’installation d’une douzaine de moines à Sénanque. Le bien est racheté : Notre-Dame de Sénanque devient prieuré de l’abbaye de Lérins.
En mars 1969, les trois moines qui restent à Sénanque sont dans l’incapacité de faire face aux lourdes charges d’entretrien de l’abbaye : ils se retirent dans leur abbaye mère de Lérins.
L’abbé de Lérins décide alors de louer momentanément l’abbaye de Sénanque à un propriétaire privé, celui-ci s’engageant durant le bail emphytéotique à restaurer les bâtiments.
Au terme du contrat, le lieu sera rendu aux moines cisterciens. Le 24 octobre 1969, un bail de 30 ans est ainsi signé avec la société Berliet, qui mènera à bien la campagne de restauration de l’Abbaye. Cet accord est encouragé par le ministre des Affaires Culturelles, André Malraux, déterminé à sauver tous les chefs d’œuvre en péril.
Au début des années 90, la communauté monastique de Lérins est suffisamment importante pour essaimer en Italie ( monastère de Pra’d’Mill ) et envisager un retour à Sénanque.
Le bail emphytéotique n’est pas à échéance, mais avec grandeur et générosité, Paul Berliet remet l’abbaye aux Frères. Le 04 Octobre 1988, une communauté de moines cisterciens venus de Lérins se réinstalle à Sénanque.
La communauté suit la règle de Saint Benoît et vit du travail des Frères : culture du lavandin, oliveraie, rucher, hôtellerie monastique. Les visites de l’abbaye et la boutique monastique permettent de compléter les revenues et faire face aux lourdes charges d’entretien et de restauration de l’abbaye de Sénanque.