Chers frères et sœurs,
dans un célèbre poème composé en 1943 intitulé « La rose et le réséda », l’écrivain communiste Louis Aragon parlait de celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas. Poème rédigé par lui en honneur aux résistants (sous l’occupation allemande) tombés au combat… celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas.
Et pour ceux qui croient au ciel, cette question présente dans l’Église de tous les temps : quand le Christ reviendra-t-il à la fin des temps ?
Les apôtres eux-mêmes ont posé cette question à Jésus qui leur a répondu dans l’évangile selon saint Marc : « Le jour et l’heure, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, mais seulement le Père ».
Et le célèbre diacre, saint Éphrem le Syrien (au quatrième siècle) commente cette parole en disant : « Jésus nous dit cela pour empêcher toute question sur le moment de son avènement. Il nous a caché cela pour que nous veillions et que chacun d’entre nous puisse penser que cet événement se produira durant sa vie personnelle. Il a bien dit qu’il vient mais il n’a pas précisé à quel moment ; et ainsi toutes les générations et tous les siècles ont soif de Lui ».
Bien des exégètes commentateurs de la Sainte Écriture se sont étonnés de cette ignorance de Jésus quant au jour et à l’heure de sa venue dans la gloire. L’affirmation de cette sainte ignorance (pourrait-on dire) le situe Lui-même dans une condition semblable à la nôtre, tout en le désignant justement à ce moment-là comme le Fils : cette heure nul ne la connaît, pas même le Fils ! Il est vraiment Dieu et vraiment homme, habitant pleinement son incarnation dans notre humanité limitée. En cela Jésus, le Fils, est soumis comme nous au mystère du temps que seul le Père connaît et maîtrise. En tant qu’il échappe à notre maîtrise, le temps humain, frères et sœurs, devient pour nous une longue nuit, un temps obscurci qui répond aux signes apocalyptiques annoncés dans l’évangile de ce jour : le soleil s’obscurcira, la lune perdra son éclat.
Dans l’histoire de la spiritualité, on voit parfois des réactions à des écrits qui soulignent trop l’humanité du Christ, comme si dire que Jésus est pleinement homme, semblable en tout à nous hormis le péché, c’était dévaluer sa divinité. Il a fallu à l’Église plusieurs siècles (sept conciles œcuméniques) pour scruter, découvrir, affirmer et enseigner sous la conduite de l’Esprit Saint, la totale humanité de Jésus, et sa totale divinité : deux natures, humaine et divine, en une seule Personne divine, ce qui sera affirmé par le concile de Chalcédoine. Un vieil adage théologique dit de l’incarnation du Verbe : « Ce qu’il était, il l’est resté. Ce qu’il n’était pas, il l’est devenu ». Ce qu’il était : Dieu, il l’est resté en s’incarnant. Ce qu’il n’était pas avant l’incarnation : homme, il l’est devenu en naissant de la Vierge Marie. Dans le Christ nous n’avons pas seulement l’union sans confusion entre Dieu et l’homme, mais aussi l’union entre le temps et l’éternité. L’incarnation du Verbe est le point d’intersection entre le temps et l’éternité : Il est l’alpha et l’oméga.
Ce privilège du Christ, frères et sœurs, en ses deux natures, se reflète aussi dans la Sainte Église. Car l’Église aussi est un Mystère, elle est l’œuvre divine de l’Esprit ; et en cela, l’Église est appelée à une totale humanité, comme le Verbe de Dieu en s’incarnant manifeste l’humilité de Dieu – souvenez-vous, de Saint-Paul aux Philippiens : « Lui de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu » – mais l’Église pleinement humaine incarnée reflète aussi, et en même temps dans un même mouvement, la divinité de Dieu. Les premiers siècles chrétiens savaient bien qu’à la fois et qu’en elle-même, l’Église est sans péché et que dans ses membres, elle n’est jamais sans pécheurs… Ils disaient avec saint Ambroise : « Ce n’est pas elle mais en nous que l’Église est blessée ».
Et nous, frères et sœurs, membres vivants de l’Église par le baptême, nous portons aussi dans notre nature humaine la marque, le sceau (la sphragis), l’empreinte de la divinité : l’homme créé à l’image de Dieu (eikôn en grec) mais aussi à sa ressemblance (homoiosis). L’image désigne la nature divine dont l’homme participe, faisant de l’homme (et de la femme bien sûr) un être supérieur aux anges. La ressemblance indique par contre le chemin qu’il lui faut parcourir, égaré qu’il est, égarés que nous sommes, par le péché. L’homme, frères et sœurs, en tension continuelle entre sa participation à la vie divine, dès ici-bas, et le labeur quotidien, que nous connaissons tous, de sa ressemblance qui est toujours à travailler.
Danger, oui, de trop souligner l’humanité du Christ en oubliant peut-être qu’il est Dieu. À l’opposé, danger de souligner sa divinité en minimisant son humanité (je vous le dis tout de suite, ce n’est pas le risque aujourd’hui !). C’est ce que prônait une doctrine, condamnée par l’Église, qu’on appelle le « monophysisme », doctrine d’après laquelle : à partir de l’incarnation, il n’y aurait plus qu’une seule nature dans le Christ, la nature divine absorbant en elle la nature humaine. C’est une hérésie qui a été condamnée par le Concile de Chalcédoine en 451.
Dans le Credo, nous redisons chaque dimanche, peut-être sans trop y réfléchir : « J’attends la résurrection des morts et la vie éternelle »… Je ne l’attends pas assis en me tournant les pouces ! Savons-nous que nous sommes, frères et sœurs, déjà dès ici-bas, dans la vie éternelle… « Que la comparaison du figuier vous instruise » avons-nous entendu dans l’évangile, « dès que ces branches deviennent tendres et que sortent les feuilles, vous savez que l’été est proche ». Le Pape saint Jean XXIII parlait de l’Église comme devant discerner les signes des temps. Les grands bouleversements que nous connaissons aujourd’hui dans la planète, dans le cosmos, dans la société, dans l’Église, souvent inquiétants, sont-ils le signe que la venue du Christ est proche, que la fin des temps est imminente ?
Comme Jésus, nous devons dire et nous approprier sa parole : « Ce temps, cette heure, nul ne la connaît ». Mais ce dont nous sommes certains, et la suite de l’évangile de ce jour nous le dit : il nous faut veiller et prier dans l’attente de ce jour… dans la paix, dans la paix du cœur.
« Attente » : c’est précisément ce que le temps liturgique de l’Avent, dans lequel nous allons rentrer dans quelques jours, nous fera vivre. En ayant au cœur de notre prière ce cri de l’Avent : Maranatha, viens Seigneur Jésus ! Ce cri qui est non seulement durant l’Avent, mais c’est tout au long de l’année que ce cri doit habiter notre cœur : Viens Seigneur Jésus !
Non seulement Jésus viendra à la fin des temps, mais il est déjà présent dans le monde : présent par son Esprit sanctificateur, présent dans le cœur de tout homme de bonne volonté qui cherche la vérité, présent dans son Église qui est son épouse bien aimée, présent dans l’âme de chaque baptisé, temple du Saint-Esprit, présent dans les sacrements dont l’Eucharistie en est la source et le sommet, présent surtout et avant tout dans tout acte de charité car ubi caritas Deus ibi est :
là où est la charité, Dieu est présent ! Amen.