« Un aveugle peut-il guider un autre aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un trou ? »

Avant de dire des choses, que j’espère sérieuses, en cette homélie, je voudrais vous raconter une petite histoire vraie pour vous faire sourire. C’est dimanche !

Elle est racontée par le cardinal Timothy Radcliffe qui est un Dominicain, ancien maître général de l’Ordre des prêcheurs, et qui raconte qu’à Londres, il vivait dans sa communauté dominicaine avec un frère qui était aveugle. Et ce frère aveugle, aimait beaucoup raconter cette histoire. Il y a un jour, où, comme les aveugles, il devait traverser une rue qui était très fréquentée, avec beaucoup de voitures, alors il demande à un monsieur qui était là : « est-ce que vous auriez la bonté de m’aider à traverser la route ? » ; « Très volontiers », et ce monsieur traverse la route avec lui en l’aidant. Arrivé de l’autre côté, il lui dit : « merci beaucoup de m’avoir aidé » … « Oh, mais c’est moi qui vous remercie, je suis moi-même aveugle ».

Dans quelques jours, nous allons entrer « en Carême » ; comme on dit, « entrer en Carême ». Autrefois, lorsqu’un jeune homme ou une jeune fille décidait de suivre le Christ dans la vie religieuse, on disait de lui ou d’elle, qu’il ou elle « entrait en religion ». Dans cette expression « d’entrer en Carême », il y a quelque chose qui dit que durant ce temps liturgique, nous allons être dans une forme particulière de vie chrétienne. Je veux dire par là que nous empruntons un chemin qui nous conduit à Pâques et dont le mot « conversion » dit l’essentiel de l’attitude intérieure et extérieure qui qualifiera ce chemin de conversion durant le Carême.

Mais, frères et sœurs, la conversion aussi importante soit-elle pour toute vie chrétienne ne dit pas le tout de notre vie chrétienne. Elle est un moyen important certes, car comment se mettre à la suite du Christ sans se convertir d’une façon ou d’une autre, c’est-à-dire sans renoncer à soi pour reprendre la parole de Jésus : « Celui qui ne renonce pas à lui-même ne peut être mon disciple, car », et c’est une autre parole de Jésus que nous venons d’entendre dans l’évangile de ce jour, « le disciple n’est pas au-dessus de son maître mais une fois bien formé, chacun sera comme son maître ». Et pour nous « être comme notre maître » cela signifie être identifié à lui, être identifié à Jésus. Ce renoncement dont Jésus lui-même nous a montré l’exemple, que nous dit si bien Saint Paul dans la lettre aux philippiens « Lui de condition divine ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu mais il s’anéantit lui-même » … il renonça à lui-même pour faire la volonté du Père.

On pense peut-être que pour être un meilleur disciple de Jésus (ce que nous voulons tous devenir), il faut progressivement s’améliorer pour devenir cet autre nous-même, dont l’enseignement de Jésus aurait préalablement projeté devant nous l’image idéale. Ce n’est pas faux mais ce n’est pas entièrement juste. Les évangiles, en particulier l’évangile selon Saint-Marc, nous montrent la vie de disciple comme un chemin à parcourir en relation avec le Christ. « Marcher avec le Christ » dit bien cela. Un compagnonnage en quelque sorte, dont Il est le premier de cordée, comme les disciples du soir de Pâques marchaient avec Jésus vers Emmaüs.

Celui qui entreprend ce chemin avec Jésus, marche, nous le savons bien, au rythme qu’il peut : avec son histoire, avec sa culture, avec ses moyens, avec ses fragilités mais il peut à tout moment, s’il faillit ou s’il tombe, se relever et s’engager avec l’assurance que Jésus ressuscité lui-même rend fécond le chemin parcouru avec lui. C’est le chemin que nous faisons qui nous consacre « disciple ». On voit bien cela avec les personnes qui nous parlent du chemin, « el Camino » lorsqu’ils vont à Saint-Jacques de Compostelle, et qui disent tous d’une façon ou d’une autre, que c’est au cours du chemin en marchant … soit seuls, soit à travers les rencontres qu’ils ont faites, dans la prière pour ceux d’entre eux qui sont croyants … le chemin lui-même les a transformés, le fait de marcher et pour nous : marcher « avec », avec Jésus.

Si nous regardons l’évolution du groupe des douze apôtres, on voit bien que l’appel de Jésus qui les a faits « apôtres » (après une nuit où Jésus était en prière, il choisit les douze), cet appel n’a pas tout fait en eux. Il leur a fallu ensuite pendant près de trois ans de la vie publique de Jésus, marcher avec le Christ sur les routes de Palestine, et vivre ensemble (« les douze ») du même Don qui les agrègent les uns les autres. Compagnonnage parfois rude, difficile, les évangélistes ne le cachent pas ; souvenez-vous de cet épisode entendu il y a quelques jours dans l’évangile : « de quoi discutiez-vous » leur demande Jésus, ils discutaient pour savoir lequel d’entre eux était le plus grand et aurait une bonne place dans le royaume.

En cheminant avec le Christ, frères et sœurs, les apôtres, et nous à leur suite, découvrent qui est Jésus, lui, l’image parfaite de Dieu, la vérité, ils découvrent en marchant avec lui, la vérité sur l’identité de Jésus, mais sur leur propre identité de disciples de Jésus. Comme le dit si bien le Concile Vatican II : « le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le Mystère du Verbe incarné ».

Il est significatif de voir que, dans le Nouveau Testament, ce qui distingue le disciple n’est pas le fruit d’un enseignement donné par un maître à son disciple – ce qui était le cas dans la culture du temps de Jésus, on se mettait à l’école d’un rabbi qui en général se faisait rémunérer, ce n’est pas le cas avec les disciples de Jésus – c’est bien plutôt une relation étroite et définitive que les apôtres vont tisser avec une personne, avec la Personne de Jésus, l’envoyé du Père. Il en est de même pour chacun de nous.

Pour les évangiles, le disciple, c’est celui qui, par l’appel de Jésus, marche à sa suite, s’attache à sa Personne jusqu’à la mort et le don de sa vie par amour. Cette attitude implique de la part de l’homme : humilité, pauvreté et même conversion après la chute : souvenons-nous de Pierre relevé par le Christ. Ce qui importe ce n’est pas tant de chuter que de se relever ! Il s’agit avant tout d’une rencontre avec le Maître. Cette rencontre nous entraîne sur un chemin que nous ne connaissons pas. Saint Grégoire de Nysse et Saint Jean de la Croix ont bien compris cela quand ils disent chacun à leur façon : « Pour aller vers ce que tu ne connais pas, il te faut passer par ce que tu ne connais pas ». Et plus près de nous un homme, qui n’est pas un Père de l’Église, Baden-Powell, fondateur des scouts : « Si le chemin que tu veux parcourir n’existe pas, fais-le ! ».

La tentation, frères et sœurs, serait de vouloir nous diriger selon les voies de notre propre expérience. Or la vie spirituelle est précisément le fait d’être introduit par Dieu dans ce qui est étranger à notre expérience, comme Abraham dont la Lettre aux Hébreux nous dit qu’il partit sans savoir où il allait. Comme pour Abraham nous nous appuyons sur la seule promesse de Dieu : plus le disciple grandit dans la vie spirituelle, plus les choix venant de lui diminuent, car c’est progressivement l’Esprit Saint lui-même qui le conduit. La liberté, le libre arbitre n’est pas supprimé, il est transfiguré.

Choisir d’imiter le Christ est une chose, être identifié à Lui en est une autre. Il y a là, alors, une passivité de la part de l’homme devenu disciple, c’est l’Esprit Saint qui tient la barre, qui tient le gouvernail. Le disciple de Jésus parvenu à cette liberté ne vit plus sous la loi comme dit Saint Paul, il est lié par la loi plus haute de l’amour qui est la liberté même, orientée vers les intentions mystérieuses de l’Esprit.

On ne naît pas chrétien disait Tertullien on le devient.

Que cette Eucharistie, que nous célébrons ce matin, soit pour nous ce Pain de vie qui nous soutient tout au long de ce pèlerinage qui nous conduit ensemble en Église vers le Royaume des cieux. Amen.

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