Homélie de la Solennité des Saints Robert, Albéric et Etienne, Fondateurs de Cîteaux
Mercredi 26 janvier 2022 – Année C
Le texte de cette homélie n’a pas été relu par le prédicateur. Le style oral a été conservé.
Par l’Abbé Général de l’Ordre Cistercien, Mauro-Giuseppe Lepori
Lectures : Deutéronome 30,10-14 ; Hébreux 11,1-16 ; Marc 10,24b-30
Les lectures de cette solennité de nos saints Fondateurs Robert, Albéric et Etienne nous parlent d’un saut de ce qui est impossible aux hommes à ce qui est possible à Dieu, un saut qui doit se passer dans nos cœurs. Ce saut est notre conversion, un passage, une Pâque, de la mort à la vie. Il y a un événement impossible à nous-mêmes qui peut se passer en nous-mêmes, qui peut nous transformer. Quand nous nous regardons, c’est vrai, nous mesurons notre impossibilité à changer vraiment, à changer notre cœur. Il y a en nous une résistance à choisir une vie dans l’amour, à choisir le don de nous-mêmes, la perte de nous-mêmes pour donner la vie. Alors nous avons peur, nous n’osons pas nous engager sur ce chemin, passer par cette porte étroite. Mais Dieu nous encourage, nous invite avec douceur, comme un bon père qui incite son enfant à faire ses premiers pas avec confiance : « Car cette loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-dessus de tes forces ni hors de ton atteinte. (…) Elle est tout près de toi, cette Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur, afin que tu la mettes en pratique. » (Dt 30,11.14) Pourquoi, alors, nous semble-t-il impossible de faire ce saut dans la vie ? Peut-être simplement parce que nous nous trompons sur ce que Dieu nous demande vraiment. Dieu sait que la pratique de sa Loi, de sa Parole, nous ne savons pas l’assurer. Ce que Dieu nous demande n’est pas de réussir, mais d’avoir confiance que cette Parole, cet appel de Dieu, peut opérer en nous l’impossible si nous l’écoutons, si nous obéissons. C’est cela la foi, celle que la lettre aux Hébreux nous décrit à travers tous les hommes et les femmes qui, à partir d’Abel, ont simplement cru que ce que Dieu nous demande est d’accueillir dans notre cœur une semence de grâce qui réalise en nous le saut impossible de la conversion. La Parole de Dieu, accueillie dans notre cœur, devient pratique, devient vie ; elle devient chemin de vie nouvelle.
Oui, c’était impossible pour le jeune homme riche de tout quitter, de renoncer à tous ses biens pour les donner aux pauvres. Mais s’il avait consenti, s’il avait eu confiance dans le Christ qui le lui demandait avec amour, immédiatement il aurait vu se réaliser l’impossible conversion. Son « Oui ! » aurait ouvert son cœur à la grâce de donner sa vie, et il se serait vu, avec émerveillement, donner tous ses biens sans peine, avec joie. Pour Pierre et les autres apôtres également, il demeurait humainement impossible de tout quitter pour suivre Jésus. Pierre avait beau dire : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre » (Mc 10,28), lorsque le moment viendra de donner sa vie pour Jésus qui allait à sa Passion, Pierre devra se rendre à l’amère évidence que cela ne peut pas être notre performance. La présomption de réussir nous-mêmes notre impossible conversion porte toujours à l’échec de l’infidélité. Il n’y a de pire infidélité au Christ que de prétendre nous sauver ou sauver le monde par nos forces, sans Lui.
Au contraire, l’humble confiance de la foi qui affirme qu’à Dieu seul tout est possible, rend féconds pour le Royaume tous nos renoncements, toutes nos pauvretés : « Amen, je vous le dis : nul n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une mère, un père, des enfants ou une terre sans qu’il reçoive, en ce temps déjà, le centuple : maisons, frères, sœurs, mères, enfants et terres, avec des persécutions, et, dans le monde à venir, la vie éternelle. » (Mc 10,29-30) Nos renoncements, nos détachements, notre pauvreté ne sont pas une performance, un succès, mais l’espace vide que Dieu peut remplir de sa grâce, l’humble terre dans laquelle la petite graine du Royaume peut tomber, mourir et ressusciter en fécondité humainement impossible. Pour cette raison, lorsque nous pensons aux saints Fondateurs de Cîteaux, nous ne devons pas trop vite penser au succès de leur entreprise, mais bien méditer sur la petitesse et pauvreté des commencements de notre famille monastique. Aucun succès de l’Église ne pourra jamais effacer la naissance de Jésus dans l’étable de Bethléem, et encore moins sa mort sur une croix. Nos Pères Fondateurs étaient vraiment petits, sans moyens. Ils ont choisi une précarité, un mépris des sécurités mondaines, que sans cesse nous avons trahi au cours de l’histoire de l’Ordre, mais que Dieu semble continuellement nous redonner, aujourd’hui plus que jamais, comme s’Il revenait appeler toujours à nouveau le jeune homme riche avec un regard d’amour plus précieux que ses biens et surtout plus fort et puissant que nos infidélités au charisme du premier amour. N’oublions pas que lorsque la famille de Cîteaux commença à devenir féconde, saint Etienne Harding s’empressa de lui donner la Charte de Charité pour garder dans le succès l’humilité de la communion fraternelle qui vit de la pauvreté d’accepter l’accompagnement et la correction. Toute l’histoire de l’Ordre, comme celle de l’Église, nous montre que Dieu reste fidèle à nous offrir l’impossible conversion de la foi qui permet à sa Parole, à l’Évangile, de s’incarner par l’Esprit Saint dans notre pauvre humanité, comme en Marie, humble servante, pour rayonner la vie du Christ qui n’est que charité.