Chers frères et sœurs,
Un best-seller du IIIe siècle, la vie de saint Antoine le Grand par saint Athanase, évêque d’Alexandrie, nous raconte comment le jeune Antoine, entendant un jour proclamer dans l’église de son village, cette page d’évangile qui vient d’être proclamée : « Si tu veux être parfait, va, vend tout tes biens et suis-moi ». Antoine, comme si la lecture avait été faite pour lui, sortit aussitôt de l’église, fit cadeau aux gens de son village de tous les biens qu’il avait reçus de ses parents : « trente aroures de terre fertile excellente, en fit cadeau aux gens de son village. Puis il vendit tous ses meubles et distribua aux pauvres tout l’argent qu’il avait, sauf une petite réserve qu’il gardait pour sa sœur ».
Tout le monde n’est pas appelé comme Antoine à tout quitter pour aller vivre dans la solitude du désert, mais tout le monde est appelé à prendre l’évangile au sérieux en se demandant après avoir entendu cette parole de Dieu : « Comment, moi aussi, je peux me mettre davantage à la suite du Christ, en cohérence avec les exigences de mon baptême ? ». Car finalement, frères et sœurs, la vocation de tous les baptisés, c’est de se mettre à la suite du Christ.
Mais qu’est-ce que cela veut dire, suivre le Christ ? « Nous te suivons, Seigneur Jésus, mais pour cela, appelle-nous ; car sans toi, personne ne peut aller de l’avant » dit Saint Ambroise. Cela signifie qu’en toute chose, qu’en toute démarche de notre part pour marcher vers Dieu, l’appel du Christ nous précède, il est premier ! L’apôtre Jean le dira avec force dans sa première Lettre : « Ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimé et qui a envoyé son Fils ». Et encore : « Quant à nous, nous aimons parce que Dieu lui-même nous a aimés le premier ». Il nous est signifié par-là que dans la voie chrétienne, le Don de Dieu précède les œuvres que nous accomplissons. Il est capital de bien comprendre cela. La tentation a toujours existé dans l’histoire de l’Église, et cette tentation existe toujours : « que c’est nous qui prenons l’initiative, et que c’est Dieu qui prend le relais ». C’est ce qu’on appelle d’un mot savant le « néo-pélagianisme » du nom d’un moine irlandais du IVe siècle, qui tenait que l’homme pouvait, par la force naturelle de sa volonté libre, sans l’aide nécessaire de la grâce de Dieu, mener une vie moralement bonne. Pour Pélage, la faute d’Adam était seulement un mauvais exemple qu’il fallait éviter de reproduire. Cela revient, dans cette conception, à annuler la valeur de la grâce et à ne compter que sur nos propres forces ! Cela se manifeste par une tendance à vouloir tout contrôler par nous-mêmes dans notre vie. Alors, alors on ferme l’accès à l’action de Dieu en nos âmes. C’est ce qu’on pourrait appeler la spiritualité du « self-control » !
Or, frères et sœurs, Jésus connaît bien le cœur de l’homme, et c’est pourquoi il ne s’étonne pas de la réaction des disciples après la parole qu’il vient de leur adresser : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu ». Jésus nous signifie par-là, avec force, que c’est Dieu seul qui sauve !
Si Dieu a pu tirer un peuple, le peuple Hébreu, à partir du corps stérile d’Abraham qui avait plus de 100 ans lorsque naquit son fils Isaac, Dieu n’éprouvera pas plus de difficultés à faire naître son Royaume à partir de ce que nous appelons « un échec ». Et nous connaissons tous des échecs dans nos vies, et nous en voyons à l’envi dans le monde qui nous entoure.
C’est qu’en effet, la réussite spirituelle est indépendante de la réussite temporelle. Il peut y avoir des vies qui sont temporellement réussies et qui sont spirituellement des catastrophes. Il y a des vies parfaitement réussies aux yeux du monde, des vies dans lesquelles il y a l’argent, le plaisir et la gloire, et qui sont cependant des ruines spirituelles, des échecs totaux. Et il y a au contraire, des vies qui sont apparemment manquées, des échecs intellectuels, des échecs sentimentaux, des échecs professionnels, et qui peuvent être en même temps des splendeurs du point de vue de la réussite spirituelle. Les voies de Dieu ne sont pas nos voies ! Ressentir fatigue, malaise, répugnance, impuissance, ce n’est pas contraire à notre vocation. Si nous ouvrons les yeux, nous découvrons que c’est alors précisément dans ces moments-là que le Seigneur est avec nous. En tout cela, nous sommes encore et toujours les serviteurs de Dieu.
Toutefois, se mettre à la suite du Christ n’est pas de l’ordre de l’héroïsme. Nous ne sommes pas les disciples d’Hermès, de Zeus ou de Prométhée, mais de Jésus-Christ, le Fils du Dieu vivant. Suivre le Christ, c’est devenir plus homme. Le Concile Vatican II l’a rappelé : « Quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme ; mais homme, au sens où l’entend la foi chrétienne : l’homme est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même et qui ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé d’elle-même ». En effet, si l’homme est appelé à se donner en Dieu, c’est en vue de recevoir dès ici-bas une vie nouvelle. Dans la vie chrétienne, tout est réciprocité, communion, alliance, ce n’est jamais à sens unique. Pour aimer, il faut toujours être au moins deux ! Notre Dieu révélé en Jésus-Christ n’est pas un Dieu qui absorbe l’homme. Une telle conception n’est pas le Dieu de Jésus-Christ. Notre Dieu est un Dieu qui fait alliance avec l’homme, avec son Église, avec l’humanité tout entière. C’est bien ce que Jésus dit aux disciples : « Personne n’aura quitté, à cause de moi et de l’Évangile, une maison, des frères, des sœurs, une terre, sans qu’il reçoive en ce temps déjà le centuple ». Écoutons ce que nous en dit le Pape Saint-Grégoire le Grand : « Il est pénible pour l’homme de quitter ses biens. Il lui est encore plus pénible de se quitter lui-même. Renoncer à ce que l’on a, cela compte, mais renoncer à ce que l’on est, cela compte beaucoup plus ». Nous nous quittons, nous nous renions nous-mêmes, lorsque nous nous détournons de notre vieil homme, pour tendre vers la vie nouvelle à laquelle nous sommes appelés.
Aujourd’hui, en ce jour du Seigneur qui est aussi le huitième jour, le jour de la plénitude, de la révélation, nous pouvons examiner (chacun d’entre nous) dans notre cœur, notre vie, pour y découvrir ou redécouvrir : comment nous suivons le Christ, comment nous sommes cohérents avec notre baptême ? Et peut-être demander aussi une grâce de clairvoyance à l’égard de nous-mêmes : qu’est-ce qui, dans ma vie, se refuse encore au Christ ? Mais aussi reconnaître, rendre grâce et bénir Dieu pour tout ce que nous recevons de Lui, pour ce Don insigne de la vie divine qui nous a été donnée dans la vie baptismale.
Pour achever, je laisse la parole au Pape Saint Léon le Grand, au cinquième siècle : « Grand est le nom de Celui au service duquel nous nous sommes enrôlés ; grand est l’état dont nous avons assumé la règle ; ceux qui suivent le Christ n’ont pas le droit de s’écarter de la Voie royale ».
Frères et Sœurs, que le Christ soit pour chacun d’entre nous notre guide et notre défenseur sur cette Voie royale et qu’il nous conduise tous ensemble à la vie éternelle. Amen !