« En débarquant à terre, Jésus vit une grande foule. Il fut saisi de compassion ».
Chers frères et sœurs,
ce mot de « compassion » qui revient à plusieurs reprises dans les évangiles, pour désigner l’attitude de Jésus, non seulement à l’égard des foules mais aussi avec ses proches (pensons à cette rencontre, à l’entrée de la ville de Naïm où Jésus voit s’approcher un cortège funèbre avec une femme qui pleurait son fils unique, mort, et que Jésus va ressusciter) ; cette attitude de Jésus nous dit quelque chose de fondamental, non seulement en ce qui concerne sa personne d’« Envoyé du Père », mais aussi de son Père, car le Père et moi, nous sommes un. Littéralement, compassion signifie « souffrir avec ». Elle est cette disposition de l’âme qui se met à l’écoute des maux et des souffrances d’autrui et qui y participe par le cœur. À la différence du bouddhisme, dont la compassion est un trait important, la compassion chrétienne s’ancre dans la Personne de Jésus. Comme dit l’auteur de la lettre aux Hébreux : « Nous n’avons pas un grand prêtre incapable de compatir à nos faiblesses ; il a éprouvé en tout point nos ressemblances mais sans le péché ». La compassion de Jésus est dans la ligne de ce Dieu qui s’est révélé à Moïse sur le Mont Sinaï : « Il passa et cria : Seigneur, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité, qui garde sa grâce à des milliers » lit-on dans le livre de l’Exode.
Dieu de tendresse et de pitié ! C’est le nom sous lequel Dieu sera invoqué dans les grands moments de la vie du peuple hébreu, comme par exemple après la révolte, au retour des explorateurs de la terre promise ou bien à la restauration du roi Ézéchias… Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère et plein d’amour.
Frères et sœurs, si vous voulez bien, arrêtons-nous un instant dans cette scène où Jésus guérit un lépreux : pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il y a là, frères et sœurs, dans cette attitude de Jésus, plus qu’une aide médicale (fût-elle miraculeuse), Jésus a eu compassion de cet homme. Il a laissé l’homme s’approcher de lui, sans crainte de la contagion, ni dégoût des chairs purulentes. Il l’a touché de sa main (pensons au fameux baiser au lépreux de Saint-François d’Assise). Le lépreux, guéri dans sa chair, s’est senti aimé, accepté, réhabilité. Il y a là, frères et sœurs, une image du sort spirituel de l’humanité que Jésus délivre en revêtant notre lèpre, en passant par notre mort.
« Revêtez-vous des sentiments de compassion » nous dit Saint-Paul. Littéralement, on pourrait traduire « des entrailles » de miséricorde, de bienveillance, d’humilité, de douceur et de patience. Dans « Un conte célèbre », Gustave Flaubert, célèbre romancier français du XIXe siècle, décrit la fin de Saint-Julien l’hospitalier : un sublime original qui se laisse dépouiller de tout par un lépreux.
Julien avait pour tâche de faire traverser le fleuve aux gens qui passaient avec sa barque. Et voici que le lépreux qui monte dans sa barque, risque de faire sombrer la barque, son hôte et lui-même. Et voici qu’à peine arrivé sur l’autre rive, le lépreux réclame à Julien un gîte, puis des vivres, puis il épuise l’eau de la cruche de Julien. Et enfin, il revendique son grabat et sa couverture. Ne restera-t-il donc rien à Julien ? « Réchauffe-moi maintenant ! Non pas ainsi ! Mais avec toute ta personne » crie le lépreux, grelotant de froid. Docile, dans un acte de suprême charité, Julien s’étend auprès de lui. Le lépreux, alors, se transfigure et dans les bras du Christ, Julien est emmené au paradis.
Eh bien, frères et sœurs, la compassion chrétienne, nous le voyons, n’a rien à voir avec toute forme de piétisme ou d’assistanat. La compassion chrétienne est plutôt synonyme de solidarité et de partage, et elle est toujours animée par l’espérance. Pour saint Bernard, la compassion, qu’il appelle en latin affectus, est un sentiment naturel à l’homme qui ne disparaît que par le péché. Cet affectus (qui est un mot-clé de la spiritualité cistercienne) est, dit-il, l’empreinte de Dieu en l’homme. Tout homme naît avec, en lui, la capacité d’être un homme de compassion.
C’est en même temps un sentiment passif et une réaction active. On est affecté et on est affectionné. Ce sentiment de compassion rejoint, poursuit Bernard, le dynamisme profond de la volonté qui est celui du désir et de l’amour. Bernard nous précise qu’il y a un lien étroit entre la compassion et la connaissance de soi. En effet, on ne comprend bien la faiblesse de l’autre que si on expérimente sa propre faiblesse. Si quelqu’un faiblit, dit saint Paul, je partage sa faiblesse. Si quelqu’un vient à tomber, cela me brûle.
Les miséricordieux, nous dit encore Bernard, saisissent immédiatement la vérité dans le prochain.
Enfin, frères et sœurs, on peut s’interroger sur la souffrance divine. Dieu souffre-t-il de nos souffrances ? Que de fois nous entendons cette réflexion dans notre entourage ou bien nous la faisons à nous-mêmes : Dieu souffre-t-il de ma souffrance, de mes maux ? Est-il atteint par ma souffrance, par celle de l’humanité ? La conception de Dieu comme « Être » nécessairement très parfait, exclut évidemment de Dieu toute souffrance provenant de carences ou de blessures. Mais on peut dire que dans les profondeurs de Dieu, il y a à l’égard de la souffrance de l’homme, de la compassion, comme s’il partageait sa souffrance. Et là, c’est cette célèbre parole de Saint Bernard encore : Si Dieu est impassible, il n’est pas dénué de compassion. En effet, frères et sœurs, la réponse chrétienne au mystère de la souffrance ne peut se suffire de l’empathie, même pas de la sympathie : insuffisantes, comme les amis discoureurs de Job. La compassion chrétienne est peut-être exprimée par excellence par la piéta virginale de Marie à la croix, ou bien les larmes de Marie-Madeleine (dont c’est demain la fête), ou bien le voile de Véronique essuyant le visage de Jésus qui marche vers sa croix. La compassion chrétienne est sans pathos. La compassion est plutôt silence navré, attente anxieuse, action délicate. Elle est l’un des plus beaux fruits, frères et sœurs, de notre théologie : foi, espérance et charité ; car celles-ci appartiennent au langage de Dieu et osent consoler en silence. Jésus, en voyant les foules, fut saisi de compassion (fut pris aux entrailles).
Aujourd’hui encore et jusqu’à la fin des temps, notre Dieu, le Christ Jésus, se donne à nous comme l’Envoyé de Dieu miséricordieux (dont le Christ de Sainte Faustine est l’une des belles expressions). Que le Seigneur nous apprenne, dans la grâce de cette Eucharistie, à mieux pénétrer chacun de nous, dans le grand mystère de sa compassion et d’en être nous-mêmes les icônes auprès de nos frères et sœurs en humanité. Amen !