Bien chers frères et sœurs,
Nous avons entendu dimanche dernier déjà, l’annonce de sa passion que Jésus fait à ses disciples. Je le cite : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit tué, mis en croix, enseveli, et le troisième jour qu’il ressuscite ».
On sait que cette annonce de la Passion et de la Résurrection de Jésus revient trois fois dans chacun des évangiles synoptiques, à savoir Matthieu, Marc et Luc. C’est dire l’importance que les évangélistes, et le Saint Esprit en amont, accordent à cette annonce.
Et cette annonce de sa passion marque solennellement le tournant entre la vie publique de Jésus et sa montée vers Jérusalem. Cette répétition par trois fois de l’annonce de sa passion n’est pas d’abord et seulement un procédé littéraire ; elle traduit une nécessité que Marc explicite aussitôt ; je le cite : « Et c’est sans détour qu’il tenait ses propos ».
« Sans détour » : Jésus a parlé ouvertement de ce qui l’attendait avec une grande liberté. Et cette parole fut une parole « électrochoc » (si j’ose dire). Paroles dure à entendre, si bien que même les disciples les plus proches (les douze) ont été incapables de les accueillir d’emblée. Ils n’y ont rien compris !
Cela veut dire, frères et sœurs, pour nous, que le kérygme, c’est-à-dire le noyau dur de notre foi, l’essentiel de votre foi, ne procède d’aucune espèce d’évidence, mais d’une révélation choquante dès le départ. La triple répétition de la scandaleuse annonce de sa passion au cœur de l’évangile provoque chez ses auditeurs, à commencer par les apôtres (et c’est voulu par Jésus) un véritable choc. Passage obligé pour tous ceux qui veulent suivre Jésus, et de ce fait, doivent s’attendre à vivre eux aussi l’incompréhension et le rejet en professant une telle foi. Jésus ne berce pas ses disciples d’illusion. Cette parole choc de Jésus n’est pas à proprement parler une prophétie, mais bien plutôt un enseignement. Saint Marc dit à chacune des trois annonces qu’il fait, que : Jésus enseignait qu’il lui fallait souffrir. Or Jésus n’a rien enseigné aux disciples, rien transmis, qu’il n’ait reçu de son Père.
Sur le chemin qui ramène les apôtres, après cet épisode de l’annonce de la Passion, vers Capharnaüm, Jésus ne s’est pas mêlé aux discussions des disciples qui discutaient pour savoir « quel était le plus grand d’entre eux ». Arrivé à la maison cependant, Jésus essaie de relancer le dialogue en s’intéressant à leurs problèmes à eux, avec la même question qu’il a posée à la cantonade en redescendant de la montagne : « Mais de quoi discutiez-vous ? »
Oui, frères et sœurs, nos préoccupations l’intéressent ! Mais ici, les disciples se taisent, car ils ont été en quelque sorte échaudés, car la fois précédente, la réponse à cette question de Jésus avait provoqué sa colère (si j’ose dire). Souvenez-vous de la réponse cinglante de Jésus à Pierre : « Derrière moi, Satan, tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ». Les disciples s’étaient par ailleurs vexés de n’avoir pas su guérir l’enfant épileptique.
« Pourquoi n’avons-nous pas pu le guérir ? »
et Jésus leur répond : « parce que vous n’avez pas assez de foi ». Or, rien ne bloque le dialogue, nous le savons, comme une susceptibilité froissée. Il y a un blocage complet à cet instant des disciples vis-à-vis de Jésus. Non seulement ils ne lui posent plus de questions, mais ils ne donnent plus de réponses à ses questions. On voit très bien le tableau !
Or, quand la parole est bloquée, un geste peut toujours rouvrir la communication. C’est pourquoi Jésus prend un enfant, l’embrasse et leur dit : « Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille ». La scène déconcerte par sa simplicité, mais l’enseignement de ce geste de Jésus est de première importance, car l’enfant qu’il place au centre et qu’il embrasse n’est pas (si j’ose dire) l’enfant roi d’aujourd’hui, attendrissant et même parfois tyrannique ! C’est bien plutôt le sans-droit, le plus radicalement pauvre et insignifiant, d’une société à l’époque de Jésus où l’enfant compte pour rien. Relégué à la dernière place du seul fait de son impuissance et de sa fragilité – encore que, je crois savoir que du temps de Jésus comme aujourd’hui, la place et l’importance accordée à l’enfant n’étaient pas celles de l’empire romain, où le père à la naissance avait droit de vie ou de mort sur l’enfant qui naissait. Ce qui n’était pas le cas dans la société juive.
C’est pour cette raison que Jésus a guéri à plusieurs reprises des enfants, comme tant d’autres laissés pour compte, des femmes intouchables, des possédés incurables, des lépreux. Quelle est donc, frères et sœurs, la pensée du Seigneur en donnant tant d’importance à l’enfant ?
J’y vois trois raisons, trois réponses. La première est contenue dans cette phrase de Jésus, « Celui qui accueille en mon nom un enfant comme celui-ci m’accueille moi-même ». Or l’homme adulte qui obéit à la nature, accueille, nous le savons, surtout celui qui a fait ses preuves, qui a de l’expérience, celui qui est utile et important. Or l’enfant, lui, ne présente rien de tout cela, il n’a encore rien fait. C’est un débutant, il est en germe, tout en lui est en espérance, en fragilité. Et c’est là sa beauté !
La deuxième réponse est encore exprimée dans cette autre parole de Jésus : « Celui qui scandalisera un de ses petits qui croit en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attache au cou une meule de moulin… Je vous le dis, leurs anges dans le ciel voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les cieux ».
En effet, l’enfant est sans défense, il est incapable de rivaliser avec l’expérience des adultes. Le texte que nous venons de lire est l’un des rares passages où l’Écriture parle de l’Ange gardien. On a fait peut-être dans l’histoire de la spiritualité de l’Ange quelque chose de sentimental. Or l’Ange est la première créature de Dieu. On voit dans les saintes Écritures que quand il apparaît aux hommes, sa première parole c’est toujours : « Ne craignez pas, n’ayez pas peur ! » … Ce qui veut dire qu’il donne lui-même la force d’être supporté.
Enfin, la troisième raison de l’intérêt de Jésus porté aux enfants est celle qui porte le plus loin dans cette autre parole du Christ : « Si vous ne vous convertissez pas, et que vous ne devenez pas semblables aux enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux ». Pour entrer dans le Royaume des cieux, frères et sœurs, nous devons ressembler aux enfants. L’attitude de l’enfant est celle même du Royaume de Dieu.
Pour conclure, l’enfance spirituelle d’après Jésus consiste essentiellement à vivre de la paternité de Dieu.
De même qu’un enfant qui voit tout en fonction de son père et de sa mère et qui leur fait une confiance totale. Tout lui arrive par son père et par sa mère, et en quelque sorte il les voit partout. L’esprit d’enfance est donc l’attitude qui fait voir dans toute rencontre notre Père du ciel. L’enfance spirituelle au sens du Christ n’est rien d’autre, frères et sœurs, que la maturité chrétienne.
Laissons la parole pour terminer à Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, docteur de l’Église, orfèvre en la matière, dans un poème écrit à l’occasion de la prise d’habit au Carmel de Lisieux de sa cousine Marie Guerin, je la cite (elle s’adresse à Jésus) : « Je veux t’aimer comme un petit enfant, je veux lutter comme un vaillant guerrier. Amen ».
(tout au long de l’homélie, nous entendons des babillements d’enfants) ; frère Jean conclut : « Merci aux enfants qui sont dans le narthex d’illustrer cet évangile ! »