« Passons sur l’autre rive ».

Frères et sœurs bien-aimés, ces paroles de Jésus qui s’adressaient à ces apôtres s’adressent ce matin à chacun et chacune d’entre nous. Jésus nous dit : « passons sur l’autre rive », il ne dit pas « passe ou passez sur l’autre rive », il emploie un possessif. Il est avec nous. Il s’adresse à chacun et à chacune, tous ensemble, mais il est avec nous… « passons sur l’autre rive ». Dieu est toujours avec nous, Jésus nous accompagne toujours, en tout lieu, en tout temps, en toutes circonstances.

Nous pourrions retenir une triple acception de ce « passons sur l’autre rive ». Tout d’abord, le sens obvie. Jésus avec ses apôtres passe du côté occidental, c’est-à-dire Tibériade, Capharnaüm, vers le côté oriental du lac de Tibériade, vers la région de Gadara. Donc il passe sur l’autre rive. Jésus a souvent fait cette traversée ou ces traversées allant du côté ouest, pour aller plus vite vers Capharnaüm, etc…, mais là il traverse, il passe de la Galilée qui appartient à la terre Sainte – même si la Galilée est un carrefour des nations, des païens, et n’a pas la pureté rituelle, religieuse, qui est davantage prisée par les gens qui habitent la Judée, et ceux surtout qui habitent Jérusalem ou Béthanie, avec ce sens plus affiné d’être près du temple de Dieu, près de la Shekhina, près de la présence de Dieu, là où on offre les sacrifices, où on offrait les sacrifices – Jésus, cette fois-ci, traverse le lac, il va dans cette région des non-juifs, des païens, des possédés puisqu’en arrivant, l’évangile poursuit qu’un possédé vient vers lui, il était possédé par une légion de démons (quand on sait qu’une légion romaine pouvait comporter 6000 soldats, nous voyons l’état de cette personne !).

Nous sommes donc appelés avec Jésus à aller vers les personnes que nous connaissons, qui sont familières, mais aussi vers des lieux inconnus, voire hostiles, vers notre Gadara à nous, vers les possédés d’aujourd’hui. Oui, Jésus nous appelle à aller avec lui, plus exactement, nous allons tous ensemble annoncer la bonne Nouvelle, y compris au milieu des difficultés les plus grandes. Le Seigneur est là et nous apporte la paix.

Le deuxième sens qui pourrait être retenu, c’est le sens final, c’est-à-dire : « passons sur l’autre rive », nous passerons tous un jour sur l’autre rive c’est-à-dire à travers les ravins de la mort pour aller vers les rives de l’éternité qui sont déjà commencées et la plénitude de cette vie divine qui nous est promise, donnée ; c’est pourquoi le Seigneur a créé l’univers et l’humanité ; c’est la finalité de l’humanité, de chacune de nos vies, de vivre de la vie de Dieu, de la plénitude de la vie de Dieu. Oui, nous savons le départ, nous voyons l’arrivée ; que sera le contenu de la traversée ? Nous le découvrons jour après jour dans chacune de nos vies.

Le troisième sens, c’est ce sens contemporain : passons sur l’autre rive aujourd’hui, non plus sur le lac de Tibériade – pas encore ou peut-être tout à l’heure sur la rive d’éternité – mais pour le présent, ici et maintenant.

Le sens contemporain, passons sur l’autre rive, c’est ce que nous dit saint Paul à la fin de la deuxième lecture que nous venons d’écouter : « Allons vers cette rive du monde nouveau, ce monde nouveau déjà là » ; et quel est ce monde nouveau ? C’est le monde de Dieu, le monde de Dieu qui est présent au milieu de nous. Dieu n’est pas absent. Dieu ne nous regarde pas d’en haut pour savoir comment ça se passe ! Dieu est au milieu de nous. Il est au plus profond de la création et de l’univers, il maintient l’univers et chacun de nous dans l’être. Oui, le Seigneur est au milieu de nous, il est parmi nous.

Et nous sommes appelés à passer de ce monde agité dans lequel nous vivons, ce monde intérieur (parfois de confusion), à aller vers ce monde de Dieu, c’est-à-dire la vie de la grâce qui est déjà commencée ici-bas : le Royaume qui est déjà commencé, qui germe, mais qui n’est pas dans sa plénitude : c’est la vie de l’Église, ce mystère de l’Église Sainte : oui, le monde de Dieu.

Nous sommes appelés ce matin, pour chacun et chacune d’entre nous, à faire ce passage, à monter dans la barque avec Jésus et à nous laisser conduire vers ce monde de Dieu ; et à chaque instant de notre vie, pas simplement une matinée ou le dimanche, mais à chaque instant de notre vie, de nos journées, de nos nuits, à travers les choses les plus humbles, à la maison, dans les moyens de transport : de rester auprès de Dieu et de vivre déjà de la vie du royaume, c’est la vie de foi, la vie de la grâce. Avec la première alliance nous étions sous le régime de la loi, la loi de Moïse ; avec la venue du Christ nous sommes sous le régime de la grâce, et nous sommes appelés vers le régime de la gloire céleste dans la béatitude éternelle ; nous sommes entre deux. La puissance de la grâce agit déjà aujourd’hui dans nos âmes. Cela ne doit pas rester quelque chose au niveau de la connaissance, au niveau intellectuel, c’est mieux que rien, mais ça n’apporte pas grand-chose ! Nous sommes appelés à faire l’expérience de cette vie de Dieu dans notre vie quotidienne à chaque instant : dans les événements heureux, malheureux, ou dans la pesanteur des journées ou des nuits, où la vie quelquefois est un peu pesante…

Nous sommes appelés à vivre déjà de cette vie de Dieu, de la vie surnaturelle. Et cette vie surnaturelle nous a été donnée par le baptême et la foi. Le baptême a fait de nous des fils et des filles de Dieu, dans le Fils unique Jésus qui nous communique son Esprit Saint pour nous orienter vers le Père et aller vers lui ; mais aussi pour vivre en frères et sœurs au sein de l’Église. L’Église qui est cette humanité recréée où chacun et chacune est appelé à vivre de la vie de Dieu pour transformer sa vie humaine. La morale découle de la foi. La morale, les mœurs, l’agir humain découlent de la foi. C’est parce que nous croyons au Christ, c’est parce que nous sommes saisis par le Christ que nous sommes conduits par l’Esprit Saint au niveau personnel, que nous allons nous convertir. C’est pas une attitude d’abord morale ! C’est une attitude d’amour et de foi qui nous fait adhérer à la personne de Jésus Christ ; et à partir de là de nous convertir sans cesse (ça n’est jamais fini jusqu’à ce que nous arrivions sur l’autre rive). Ce mouvement est un mouvement permanent pour toujours nous ouvrir à la grâce. C’est comme une marche : une marche pose toujours un déséquilibre, c’est notre cerveau qui fait l’équilibre, mais on met un pied devant l’autre (et normalement on devrait tomber mais le cerveau fait que nous ne tombons pas !) et nous avançons. Et en fait l’équilibre se réalise dans un déséquilibre permanent…et bien, dans la vie de l’âme, il y a quelque chose de similaire : la situation n’est pas statique, notre relation à Dieu n’est pas immobile… comme une statue en tableau dans une galerie où on aurait atteint la perfection et on serait accroché ou mis sur un socle… et nous sommes arrivés à la perfection ! Non ! Nous sommes appelés à avancer.

Dans l’évangile selon saint Marc, Marc décrit Jésus toujours en marche, toujours en avant. Alors ce dimanche-ci, Jésus dort. Il dort dans la barque. C’est le paradoxe. Mais Jésus dort dans la paix que son Père lui donne ! Il est le maître de l’univers. Il n’a rien à craindre.

Toute traversée sera remplie de tempêtes, et sur le lac de Tibériade au niveau géographique, le vent qui vient du Liban s’engouffre dans des gorges au nord du lac de Tibériade et débouche sur le lac ; il déchaîne fréquemment des tempêtes ou des tourbillons de vent violents. Donc la scène qui est décrite n’est pas exceptionnelle, elle est assez courante. Ces tourbillons de vent sont violents car ils peuvent faire chavirer la barque des pécheurs. Dans notre vie quotidienne il peut se lever des bourrasques, des tempêtes imprévues ou des tempêtes qui durent. Nous sommes appelés à rester avec le Seigneur même s’il nous semble que Jésus dort. Jésus est là et il nous accompagne. Pourquoi dort-il ? Parce qu’il est fatigué dans son humanité… il dort comme il a besoin de boire et de manger ! Mais il dort : le sens plus profond, spirituel, c’est qu’il nous appelle à la confiance et à la foi. Jésus fait cette remarque à ses apôtres : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? »… Cela s’adresse à chacun de nous !… « N’avez-vous pas encore la foi ? »

Oui, cette foi qui fait que le Seigneur nous accompagne en tout lieu. Jésus sait très bien qu’il y a la tempête et que la barque prend l’eau mais la barque ne coule pas, il est là. Et donc de faire confiance, d’avancer dans la foi pour répondre à cet amour de Dieu qui nous accompagne dans les tempêtes de notre vie personnelle, les tempêtes conjugales, tempêtes familiales… les tempêtes nationales où notre pays est en train de rentrer dans une situation d’instabilité et qui ne fait que commencer peut-être, c’est l’Europe qui est en situation de crise… nous sommes dans cette situation délicate… le Seigneur est là. Le Seigneur est là, il nous demande de faire confiance, de Lui faire confiance. Mais nous, nous sommes appelés à mettre en œuvre dans notre vie, cette vie du monde nouveau, de nous laisser saisir par le Christ. Et cela comment ? Et bien, avec une vie de relation personnelle avec Jésus. Jésus n’est pas une idée ; ce n’est pas un idéal à atteindre. Jésus est le chemin, la vérité et la vie, le Fils bien-aimé du Père qui nous communique son Esprit Saint.

Frères et sœurs bien-aimés, nous sommes appelés à vivre de cette réalité surnaturelle ; c’est la substance même de la vie chrétienne et de la finalité de la vie humaine : de vivre de la vie trinitaire. Non seulement après la mort mais dès à présent, aujourd’hui ! Et cela va transformer notre vie pour être canal d’espérance, canaux d’espérance pour les autres qui n’ont pas cette perspective de bonheur et qui peuvent désespérer du monde… un monde qui devient désenchanté avec de l’amertume, de la haine, de la violence… nous, nous sommes appelés à mettre la douceur de Jésus, l’humilité de Jésus, sa vérité, son amour pour avancer sur ce chemin. Mais aussi pour être partie prenante, acteur de la vie de notre monde, chacun à sa place selon sa vocation, mais engagé dans la vie humaine du monde pour que ce monde soit transformé. C’est dans la mesure où nous serons transformés nous-mêmes et que nous deviendrons canaux de la grâce trinitaire que le monde va être profondément transformé ! Ce n’est pas (même si ça a toute sa valeur) en changeant le taux de la TVA ou l’exportation du commerce extérieur, tout ça c’est très bien mais c’est pas ça qui va changer la vie du monde. Nous sommes appelés à changer mais le premier qui doit changer, c’est soi-même ! Nous ne pouvons pas demander aux autres de changer si nous-mêmes ne nous mettons pas en marche.

Donc que le Seigneur nous accorde vraiment cette grâce durant cette Eucharistie : de nous mettre en marche, de monter dans la barque avec Jésus et de faire la traversée de notre vie pour passer sur l’autre rive. La rive que Jésus veut que nous atteignions dès ici-bas. Pas demain. Ici et maintenant ! Alors avec confiance, mettons-nous en route et passons sur l’autre rive.

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