Homélie du dimanche 6 Janvier 2019
Epiphanie – Année C
Par le Frère Mauro-Giuseppe Lepori, Abbé Général OCist
Le texte de cette homélie n’a pas été relu par le prédicateur – Le style oral a été conservé
Lectures : Isaïe 60,1-6 ; Éphésiens 3,2-3a.5-6 ; Matthieu 2,1-12
« Voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem »
Des mages venus de l’Orient. Sur ces sobres et mystérieuses indications la tradition des rois mages s’est construite avec une fantaisie d’enfants. Ils étaient des « mages », des magiciens, des astronomes, des astrologues ; et puis « venus de l’Orient », ce qui ne pouvait qu’alimenter l’imagination. Encore aujourd’hui, on a l’impression que de l’Occident, rien de vraiment nouveau ne peut venir. Comme le soleil, c’est toujours de l’Orient que naît la nouveauté, pour ensuite décliner à l’Occident. Vu de notre position eurocentrique, l’Orient représente normalement un monde, une culture, une spiritualité, une psychologie mystérieux ; tandis que l’Occident, on a toujours un peu l’idée que c’est nous qui l’avons créé et que nous le maîtrisons. Pourtant, c’est vers l’Occident que les mages viennent chercher une nouveauté, un nouveau-né, un nouveau roi. Ce qu’ils apportent, c’est avant tout leur demande, leurs questions : « Voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem et demandèrent : “Où est le roi des Juifs qui vient de naître ?” »
L’homme occidental a toujours l’impression d’avoir les réponses. L’homme oriental a surtout des questions. Les mages n’ont pas suivi l’étoile parce qu’elle était une réponse, mais parce qu’elle accompagnait leur demande de sens, de vérité, la quête qu’ils aiguisaient depuis la nuit des temps en scrutant le ciel nocturne plein de beauté et de mystère.
Ainsi, avec le temps, on a compris que les mages de l’Évangile ne représentaient pas seulement ou tellement un Orient géographique, ni même culturel ou politique : ils représentaient l’homme à l’origine de son humanité, l’homme qui surgit comme le soleil lorsque naît en lui un désir, une question, un « pourquoi ? », un « où ? », un « quand ? », et surtout un « qui ? ».
Et pour exprimer que les mages représentent l’homme originel, l’homme à la source de son humanité, donc l’homme universel, on a commencé à attribuer à chaque mage une race différente : asiatique, africaine, européenne. Selon cette logique, aujourd’hui, si on veut vraiment que les mages représentent tout le monde, il faudrait mettre parmi eux au moins une femme…
Mais il y a une représentation des mages, aussi traditionnelle que celle un peu trop folklorique des trois races, qui me semble être plus dense de signification pour notre vie et notre relation avec le Christ : c’est d’attribuer à chacun des trois (qui d’ailleurs ne sont trois nulle part !) un âge différent de la vie humaine : la jeunesse, l’âge moyen, la vieillesse. C’est peut-être parce que j’entrerai bientôt dans mon troisième âge que cette iconographie me parle particulièrement, car, quand on entre dans la dernière étape de l’existence, on a davantage besoin de prendre conscience que ce qui unifie une vie, une vie qui a passé par différentes périodes et vicissitudes, c’est notre relation avec Jésus Christ.
Nous, nous changeons ; on n’est pas les mêmes à 20, 50 ou 80 ans. Bien sûr, nous sommes toujours le même sujet, et à certains égards, comme nos défauts de caractère, nous restons aussi les mêmes tout au long de notre vie. Mais il y a des moments où, en regardant en arrière, – et plus on avance en âge et plus on regarde en arrière –, nous nous rendons compte que ce qui malgré tout fait de toute l’aventure d’une vie une unité n’est pas tant en nous, mais entre nous et Dieu. C’est notre relation avec le Seigneur, avec l’Emmanuel, le Dieu-avec-nous, Jésus, qui a marché et marche avec nous sur le chemin de l’existence.
La représentation des mages dans les trois tranches d’âge de la vie humaine nous rappelle que Dieu, en Jésus, se manifeste en chaque étape de notre vie pour lui donner un sens, une
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valeur qui n’est pas en nous, mais pour nous. Nous devons tous entreprendre un long voyage depuis l’“Orient” de notre existence, depuis notre naissance, guidés par l’étoile mystérieuse de notre désir de joie (« Quand ils virent l’étoile, ils se réjouirent d’une très grande joie »). Et c’est au bout de ce chemin du cœur que le Christ est venu à notre rencontre, qu’Il est déjà né pour nous, qu’Il est là et nous attend, gardé par Marie, sa mère, figure de l’Église. Et lorsque nous Le rencontrons vraiment, lorsqu’il nous est donné de L’adorer comme Dieu et plénitude de notre vie, alors nous comprenons que Jésus donne sens et beauté à tous les pas, à tous les sentiers, à toutes les montées et descentes, et mêmes aux chutes et aux relèvements du chemin de notre vie.
Notons que, dans les représentations où les mages ont trois âges différents, normalement c’est le plus ancien qui se prosterne le premier aux pieds de l’Enfant Jésus. Celui d’âge moyen est derrière lui, parfois déjà incliné ou agenouillé, tandis que le plus jeune se trouve encore debout en attendant son tour d’adoration de l’Enfant.
Il peut, bien sûr, s’agir d’une préséance d’honneur : l’ancien à la priorité parce qu’il est plus vénérable, plus sage, plus pieux. Mais j’aime relever une autre interprétation qu’une représentation somptueuse de l’adoration des mages m’a suggérée. Il s’agit d’un tableau d’un peintre italien à cheval entre le 14ème et le 15ème siècle, Gentile da Fabriano.
Les mages arrivent avec toute une suite de personnes et d’animaux. Ils viennent de descendre de leurs chevaux de race. Le plus ancien est prosterné pour baiser le petit pied de Jésus assis sur les genoux de Marie. Sa couronne est par terre, son manteau est en train de glisser de son dos. L’Enfant Jésus lui touche la tête chauve d’un geste qui ressemble plus à une plaisanterie enfantine qu’à une bénédiction divine.
Le second mage, celui d’âge moyen, est déjà à genoux derrière lui ; il commence à se pencher pour se prosterner à terre lui aussi, et il est en train d’ôter son turban et sa couronne.
Le plus jeune des mages est encore debout, la couronne sur la tête et il n’est pas prêt à se mettre à genoux et se prosterner, car un de ses valets est encore occupé à défaire son pied gauche de l’éperon. Celui du pied droit est déjà délié, tandis que son épée est confiée à un autre valet derrière lui qui tient aussi les courroies de son magnifique cheval. Il n’est donc pas encore totalement désarmé et débarrassé de sa couronne pour s’abaisser aux pieds de l’Enfant Jésus. On ne peut pas adorer le Christ, le Prince de la paix, sans se laisser dépouiller de sa propre dignité mondaine et des armes qui la défendent. Si le mage le plus ancien peut se prosterner avant les autres, ce n’est pas tant parce qu’il a une préséance d’honneur et de force, mais parce que la vie l’a déjà dépouillé et désarmé.
On insiste toujours sur les dons des mages : l’or, l’encens, la myrrhe, dons précieux de gens riches et puissants. On pense moins au fait que, pour se prosterner devant un Enfant si pauvre, dans la maison d’un simple artisan, les mages ont avant tout su offrir à l’Enfant une démarche de dépouillement d’eux-mêmes, de leur richesse, de leur sagesse, de leur puissance. Il n’y a pas d’adoration du Christ sans consentir à une humiliation de ce qui, en nous, est vaine dignité et force offensive ou défensive.
Et c’est plus pauvres, plus humbles et désarmés que les mages repartent de Bethléem. À l’arrivée, ils se sentaient assez importants et puissants pour se présenter au roi Hérode, en attirant l’attention de toute la ville par leur apparence et leurs discours. Ils repartent « par un autre chemin ». Certes, surtout pour ne pas exposer l’Enfant à la violence d’Hérode. Mais aussi parce que leur chemin ne peut plus passer par la cour des puissants, de ceux qui sont toujours armés pour défendre leur pouvoir et leur fausse dignité. Eux, ils ne sont plus ainsi. Leur richesse, leur puissance, leur honneur ne sont plus dans leurs mains, mais dans leur cœur qui aime et adore un petit Enfant déjà menacé par l’ombre de la Croix.