Chers frères et sœurs, après avoir entendu ce prologue de St Jean qui nous emmène sur des hauteurs sublimes, on a plutôt envie de se taire, ou d’ajouter une parole, après une telle contemplation. Les Pères de l’Église, eux-mêmes, l’avaient compris lorsqu’ils disaient que : aujourd’hui le « Logos » (comme l’appelle St Jean, la raison créatrice qui est Parole en Dieu) devient « alogos », devient muette. C’est la parole muette que nous célébrons aujourd’hui. Un silence qui lui-même est dense de la Parole.
Ce Mystère de Noël où l’Église célèbre la naissance selon la chair du Verbe de Dieu, est probablement le mystère qui suscite le plus, dans le cœur de l’homme croyant, l’admiration, l’étonnement et la louange. L’Église ne cesse de s’étonner devant ce grand Mystère, c’est-à-dire ce sacrement (le mot ‘sacrement’ étant la traduction du mot ‘mystère’) où la Majesté divine se fait en Jésus, ce que Bernard appelle le Verbum abreviatum, en Jésus le Verbe s’est contracté : le Verbe de Dieu s’est ramassé en lui-même.
Le christianisme est en effet, et il est bon de le rappeler à temps et à contretemps, il est la religion de la Parole de Dieu, de la Parole faite chair. Non pas d’un parole écrite et muette, mais la Parole du Verbe incarné et vivant. Dans la Tradition médiévale, on utilise une formule particulière pour exprimer cela, comme je l’ai dit il y a un instant : on dit que Jésus est le Verbum abreviatum. En Jésus, toute la Parole est présente en cet Enfant de Bethléem couché dans une crèche ; toute la Parole de Dieu, du Dieu créateur, du Dieu rédempteur, du Dieu sauveur est présente.
Le récit de l’adoration des bergers nous donne à entendre ceci, cette Parole étonnante : « Les bergers se dirent entre eux, après la visitation des anges : « Allons jusqu’à Bethléem, et voyons cette parole qui est arrivée »… voyons cette parole !… Écho de ce que nous lisons au Livre de l’Exode que je cite : le peuple voyait la voix de Dieu. Le bienheureux Guerric, Abbé d’Igny au 13ème siècle, commente: « Dieu ne pouvait nous parler comme à des êtres spirituels, mais seulement comme à des êtres charnels, son Verbe s’est fait chair afin que toute chair puisse non seulement entendre mais également voir la parole sortie de la bouche du Seigneur ».
Quand nous célébrons Noël, frères et sœurs, ce n’est pas seulement un souvenir que nous évoquons mais c’est un Mystère que nous célébrons ; c’est un évènement, dans la signification que cet évènement a pour nous ; évènement qu’il nous faut accueillir saintement. En effet, un mystère, un sacrement, fait mémoire d’un évènement passé pour Noël, il y a plus de deux mille ans, mais il en fait mémoire en le rendant présent aujourd’hui. Dans la liturgie de Noël, la Parole aujourd’hui revient très souvent ; il est nécessaire que notre cœur soit bien disposé pour accueillir ce mystère et en vivre saintement.
Le Pape St Léon le Grand met bien en lumière cette signification de Noël, quand il dit : « Les fils de l’Église ont été engendrés avec le Christ dans sa naissance comme ils ont été crucifiés avec lui dans sa passion et qu’ils sont ressuscités avec lui dans sa résurrection ».
On comprend bien là, qu’être chrétien est infiniment plus que d’adhérer à des « valeurs », aussi sublimes soient elles, que nous aurait laissées Jésus par son enseignement. Comme dit St Léon le Grand : Être chrétien, c’est naitre avec lui, Jésus ; souffrir avec lui ; ressusciter avec lui ; être glorifié avec lui. La Lettre aux Hébreux dans la deuxième Lecture, nous a rappelé que cela, Dieu ne l’a pas fait pour les anges, mais pour les hommes : « Dieu n’a jamais dit à un ange : « Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ». Dieu s’est fait homme, non pas ange. « À l’inverse, au moment d’introduire le Premier-né dans le monde à venir, il dit : « Que se prosternent devant lui tous les anges de Dieu ».
Aujourd’hui, oui, nous nous émerveillons comme le « ravi » de la crèche provençale, de la proximité de Dieu dans notre humanité. Dans notre humanité qui est blessée – les évènements de tous les jours ne cessent de nous le rappeler – peut-on s’émerveiller alors que tant de souffrance, tant de morts, tant de situations pénibles à travers le monde, habitent notre humanité ? La contemplation du Verbe fait chair, la contemplation aimante de l’Enfant de Bethléem, ne nous éloigne pas du monde qui gémit dans les douleurs de l’enfantement – comme dit St Paul – mais elle donne à notre âme de s’unir au Christ qui dès la grotte de Bethléem, porte déjà tous les péchés du monde. Les mystiques de tous temps vont très loin quand ils parlent de cette proximité du Verbe fait chair avec l’homme ; par exemple St François d’Assise qui dit : « Nous sommes « mère » du Christ, lorsque nous le portons dans notre cœur et notre corps par l’amour, par la loyauté et la pureté de notre conscience, et que nous l’enfantons par nos bonnes actions qui doivent être pour autrui une lumière et un exemple ».
En effet, si Noël est un sacrement, ce ne peut être à notre seul profit. Un sacrement, au sens large du terme, est toujours la manifestation de l’Amour de Dieu parmi les hommes ; et celui qui le reçoit est appelé à se laisser transformer par Lui pour devenir ainsi, à son tour, lumière pour les autres. Comme la Samaritaine, dans l’évangile de St Jean, après avoir été bouleversée par sa rencontre avec Jésus près du puit de Jacob, elle abandonne sa cruche et s’en fut à la ville dire aux gens : « venez donc voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait ; ne serait-il pas le Messie ? ». Toute rencontre avec le Seigneur Jésus au plus intime de l’âme – et on ne peut pas connaitre Jésus, devenir disciple de Jésus sans cette rencontre personnelle avec lui – débouche sur un témoignage d’une façon ou d’une autre. À notre tour, nous sommes appelés à devenir les disciples missionnaires de ce que nous avons vu et entendu : comme les bergers qui se pressèrent d’aller à Bethléem.
Cette venue historique du Verbe de Dieu parmi les hommes n’est qu’un commencement ; il faut maintenant que le Verbe naisse en nous ! « Quand bien même, le Christ naitrait mille fois à Bethléem, s’il ne nait pas aujourd’hui dans ton âme, cela ne sert de rien ! » dit un auteur du moyen âge.
Après le silence éternel qui précédait l’incarnation, après le silence de la nuit de Noël, c’est maintenant l’heure d’un troisième silence : celui du recueillement du fond de l’âme, qui dans la Nuit de la foi accueille son Sauveur. Comme dit le psaume : « Pour toi la ténèbre n’est pas ténèbre, et la nuit comme le jour, illumine ».
Frères et sœurs, que cette lumière née cette nuit dans les ténèbres de Bethléem, illumine non seulement nos cœurs mais toute l’humanité, particulièrement là où l’humanité est le plus blessée.
Amen !